Mes parents sont arrivés en septembre 1975 à Paris. Ils venaient de se marier au Liban, dans l’église de Kfarabida, le village de ma mère. Un mariage discret avec quelques proches triés sur le volet. Comme témoins, ma mère avait choisi ses deux frères Elias et Habib. Mon père, sa sœur Salma et un poète libanais, Joseph Harb, son meilleur ami de l’époque (j’écris « de l’époque » car depuis il change tous les trois ans de meilleur ami. Il ne parle plus au précédent, pour des raisons que ce dernier ignore et ainsi de suite.)
Ma mère portait une robe satinée rose que ses tantes lui avaient cousue et mon père avait un look de chanteur communiste turc : cheveux longs, moustache et pattes d’eph. Les photos de leur mariage sont iconiques. Sur l’une des images, mes parents sont assis à l’arrière d’une Cadillac louée pour l’occasion. Ils tournent leurs visages vers le photographe. Apparaissent leurs deux petites têtes au milieu de la lunette arrière de la berline américaine, digne d’un film de gangsters italo-new-yorkais. Sur une autre photographie, ma mère est assise sur un canapé au tissu fleuri derrière des dizaines de bouquets de fleurs dont j’ignore les noms. Ma mère a l’air d’une fleur parmi les fleurs. Il faut dire qu’elle était incroyablement belle, sur chacune de ces photos, jeune, elle est resplendissante. Qu’elle soit habillée en jean, en robe ou en maillot de bain, elle rayonne. Elle ressemble à une actrice italienne. Je comprends pourquoi mon père est tombé amoureux d’elle. Moi aussi, je me serais comme lui ridiculisé tous les jours à venir sous sa fenêtre, lui déclamer des poèmes en arabe. Ma mère m’avait avoué qu’elle le trouvait (avant de l’entendre réciter de la poésie) « rustre et pas si beau que ça » mais dès lors qu’elle a entendu ses mots, ses mots d’amour, elle a fondu. Elle se souvient encore de ses deux premières tirades.
« Si Dieu était juste
Il aurait donné à la terre
Deux saisons…
Comme tes yeux. »
« J’ai pris tes mains
Entre les miennes
Et j’ai regardé la mer.
Si la mer n’avait pas été là
Je me serais noyé… »
Elle s’imaginait vivre et mourir avec ce poète. Et mon père n’était pas seulement un poète, il était aussi dramaturge, metteur en scène, journaliste. Il ne s’arrêtait jamais. Enfant, son père lui avait interdit d’apprendre à jouer du piano (c’était un truc de filles). Il s’était rabattu sur les mots pour composer sa musique. Les livres l’avaient extirpé de sa famille villageoise, traditionnelle, maronite. La lecture lui avait ouvert les portes de Beyrouth. À l’âge de vingt ans, les journaux parlaient de lui comme d’un auteur/metteur en scène prometteur. J’ai retrouvé dans des petites boîtes Kodak des photographies en noir et blanc, au format carré, de répétitions qu’il dirigeait. J’y ai reconnu le petit frère de ma mère, Habib, que mon père avait casté pour jouer le rôle d’un alcoolique. Mon père se contorsionnait dans tous les sens, il usait de tous les stratagèmes pour diriger ses acteurs. Il se mettait à genoux, debout sur une table et même dans la position du poirier. Sur ces images, il a l’air d’un mastodonte alors qu’il ne mesure qu’un mètre soixante-douze.
Après s’être dit oui devant le prêtre, mes parents décidèrent de vivre deux ans à Paris. Mon père voulait passer son doctorat de théâtre et de langue arabe à la Sorbonne. Ma mère, amoureuse, l’a suivi. Ils prévoyaient ensuite de retourner au Liban s’acheter une maison à Beyrouth.